Les supports infidèles
À ce même étage des souvenirs, à la recherche de mes premières sensations artistiques, lorsque j’ai assisté pour la première fois au rentoilage d’une peinture, je me souviens de la sensation de magie inquiétante qui m’avait saisi malgré toutes les explications techniques accompagnant l’opération : des glacis à l’huile séparés de la toile en douceur, un scalpel se faufilant dans cet infra-mince pour en libérer l’image. Certes un facing de papier protégeait et stabilisait l’huile pendant l’intervention et cela se déroulait dans un laboratoire où de nombreux blessés de l’histoire de l’art semblaient promis à des soins précis...
Je me souviens de la vielle toile élimée, chiffonnée et jetée après deux petits siècles de loyaux services : elle ne faisait plus partie de l’œuvre.
L’impression de magie a été complète quand on m’a invité à participer au lent décollage des fines bandelettes de papier de soie avec des compresses tièdes pour la réapparition douce de la peinture.
J’étais là avec une blouse, pour voir autant qu’aider, et dans le fond du laboratoire dormaient les murs déposés de l’atelier d’Alberto Giacometti. Eux aussi avaient leur facing de protection doublé d’une structure en bois ; j’ai découvert bien plus tard l’étrange picturalité de ces gravats sacrés.
De cette période, je me souviens également du récit que m’avait fait une amie émigrée soviétique qui, entre autres activités artistiques, avait réalisé en URSS une série de faux dessins de Malevitch pour un marché semi-officiel ; là encore j’étais subjugué lorsqu’elle m’expliqua la clé de l’opération : la découverte de feuilles de papier vierges achetées par l’artiste et d’un crayon authentique emprunté à sa fille. Redessiner n’avait été qu’une formalité.
Pour me maintenir joueur dans la relativité artistique, au chapitre de la trahison des images par leur support, surgissent divers paradoxes stimulants :
Dans le premier cas (rentoilage), l’idée immédiate c’est que la croûte picturale fait seule l’œuvre lorsqu’on dit “tableau“ dans le temps long... et si l’on ne peint plus à la manière renaissance, on sait toujours interchanger une toile à travers les siècles, et on progresse techniquement. Je brode : une peinture de G.Richter sera probablement rentoilable, alors qu’une toile de Viallat entraînera probablement le motif peint dans le destin de ses fibres : il reste à voir si la confusion structuraliste entre support et surface était une bonne stratégie pour affronter la durée.
Dans le second cas, en déposant les murs de l’atelier délabré d’Alberto, transposés par parties en peintures sur panneaux, Michel Bourbon — par son audace technique — et Michel Leiris — par amitié pour l’artiste — ont donné une improbable mobilité à des esquisses au doigt dans la poussière des murs, à quelques crayonnés. La destruction de ce corps de bâtiment après la mort d’Alberto aurait du entraîner ces quasi-dessins dans l’oubli, éventuellement préservés sur une photo de Becket en visite à l'atelier, au dessus de son épaule comme un élevage de poussière vertical. Or la matérialité préservée par la volonté des deux Michel leur ont offert un destin d’œuvres, d’abord confidentielles et aujourd’hui incontournables après plusieurs expositions rétrospectives. Ce qui est fréquent pour les bronzes de Rodin, Maillol, Giacometti sculpteur (…) à savoir que les héritiers poursuivent l’œuvre par des variations sur les moulages, est arrivé de manière assez nouvelle et incongrue à Giacometti peintre : la technique risquée du ‘strappo’ — arrachage et transposition d’enduits pour sauver généralement des fresques historiques — a ici permis d’inventer de nouvelles pièces.
Dans le troisième cas, l’authenticité d’un dessin de Malevitch attestée par son papier fait ressurgir des enjeux fantômes, de rudes batailles datées : “un art dont l’objectif serait de s’interroger sur la relation entre le signe et la réalité“ ou “je me suis transfiguré en zéro des formes et je me suis repêché du trou d’eau des détritus de l’Art académique“, écrit-il en 1915. Le ‘zéro des formes’ a été évidemment requalifié comme artiste majeur, déjà du temps de l'URSS, et toutes les radicalités qui lui ont tant coûté se retrouvent ensablées dans les jeux discrets de l’expertise historique ou de la confirmation d’une démarche par l’échange commercial — rarement transparents. La matérialité des objets apparaissant ou disparaissant fait triangle avec l’histoire et le commerce.
Le coefficient de fiction qui affecte l’art dans son jus n’a cessé de me surprendre. (1988/2008)>>>