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'Reliquar sans t'
Fable


Je le culbute dans mon rush. II lâche sa pétoire. Prend ma tête dans les badigoinces, c'est bon pour sa gingivite ! II est étourdi, un crochet au menton l'achève. Vite fait, il a les menottes aux poignets. On part en silence dans la nuit nouillorcaise ; Le vieux mec au chapeau melon est toujours vautré sur le perron comme si c'était lui qui avait construit l'immeuble, jadis, et qu'il se repose depuis. Dans la boîte de nuit, les jazzmen mielleux jouent Ambiance. Je voyage souvent avec San-Antonio ; tel mariage mondain ne mérite pas de nous distraire des justes noces d'un étalon dans un haras.
À la recherche d'un atelier pour établir mon activité dans la confluence lyonnaise, ce 23 septembre lui sera consacré. J'arrive à la porte des établissements Paret Boilabeille donnés pour être en faillite. Un homme peu âgé m'accueille, Karl Von Frisch qui se présente en blouse blanche et m'invite à le suivre, à frayer dans le désordre sous un plafond curieusement établi par des insectes : « les araignées ne font pas partie des insectes ; les arachnides et les insectes sont cousins et constituent avec les myriapodes et les crustacés l'embranchement des arthropodes ». Je murmure une excuse plombée par un bien-évidemment- je-sais. « Nous produisions de la soie excellente et rare avec une grande araignée de Madagascar. Les pattes d'une femelle adulte atteignent 12 cm. Son fil constitue la soie naturelle la plus délicate dont on puisse faire un usage textile ; même s'il avait la longueur de l'équateur il ne pèserait que deux kilogrammes ; d'autres glandes de la même araignée fournissent des fibres un peu plus grosses qui sont également utilisables. La soie d'araignée est aussi solide que celle du ver spécialiste ; elle lui est même supérieure au point de vue de la souplesse. On réalise ainsi des tissus qui se distinguent par leur beauté et leur résistance ». Je n'ose guère évoluer dans l'espace. À une série de questions naïves, je préfère le silence : « certes il y a longtemps que notre tissu aurait supplanté les étoffes de soie du monde entier si un prix exorbitant n'entravait notre compétitivité. Les vers à soie sont dociles et se suffisent des feuilles qu'on leur fournit chaque jour. Nous devions offrir des mouches fraîches à notre élevage ». Du plafond peint en noir pendent 70 crochets métalliques. Espacés de 86 cm, ils mesurent 70 cm. Un immense voile horizontal tissé probablement par les bestioles définit un plan satiné au bas des crochets. « Avez-vous déjà vu le volume des glandes séricigènes à la partie postérieure de l'abdomen de l'araignée ? Elle vit perpétuellement dans une abondance de soie ; c'est la base essentielle de son mode de vie ». Une forte odeur de miel domine l'ambiance : on me montre, à travers l'écran, un petit trou situé au sommet de chaque crochet par où il coulait. C'était l'énergie douce de cette industrie. Des cadavres d'araignées subsistent, ligotés à la base des crochets sous la toile, mais je perçois quelques paisibles mouvements de celles qui survivent au dessus de la soie. « II était délicat d'organiser l'espace nourricier de nos fileuses. Lorsqu'elles arrivaient de Madagascar nous devions leur fournir une abondance de mouches et les maintenir très haut sous le plafond. C'était le rôle des gouttes de miel. Alors les araignées, une centaine dont un tiers de mâles, tissaient un grand piège horizontal. Puis il fallait capturer les femelles que l’on attirait sous la toile grâce à une fréquence sonore qui agissait sur le tressage de soie comme le signal d'amour du mâle. Cette opération se déroulait obligatoirement à l’automne. À chaque crochet on attachait une fileuse par la taille et on la maintenait avec un curseur abaissé, de sorte que ses mandibules fussent proches de l’écran qu'elles venaient de tisser et l’orifice séricigène orienté vers les bobines, en bas ». Le désordre de tréteaux et de tringles contient une quantité de roues, de toupies et de bobines reliées entre elles sous la poussière. Plusieurs fils sont encore tendus jusqu'aux cadavres. « Elles étaient suspendues les unes à coté des autres et devaient bien se résigner à se laisser toucher les filières, manoeuvre au cours de laquelle le fil adhérant au doigt pouvait être extrait ; les fils réunis par dix, convergeaient dans un oeillet en ivoire cirée, l'enroulaient sur une bobine qui tournait lentement pendant 3 heures. Après 3 heures de repos nous pouvions recommencer à traire les araignées pour obtenir à nouveau un fil de 500 à 800 mètres ».

Sept châssis sur tréteaux sont disposés dans l'atelier et plusieurs bobines rebondies y demeurent fixées. Apparemment l’activité a brutalement cessé. Un léger bourdonnement des mouches qui probablement justifie la survivance hagarde de certaines araignées, atteste l'automatisme du procédé. « Les mâles avaient un rôle essentiel : ils récoltaient les mouches victimes des parties gluantes de la toile et les offraient aux fileuses ; méthode propre à l'espèce qui leur évite d'être dévorés par la femelle de leur choix en la rassasiant momentanément. Le plus intéressant dans notre élevage était justement l'attitude de ces mâles qui, bien au delà des nécessités de la pariade semblaient pris d'une compassion pour leurs congénères prisonnières et entretenaient leur ravitaillement tout au long de l'année ». On m'explique que le nom de l'entreprise est aussi le nom du brevet déjà ancien, déposé par Mr von Frisch père. Boilabeille est un terme franglais qui désigne le clou (Boil) d'où s'écoule le miel injecté par une pompe générale à travers une canalisation ramifiée. Paret, étant l’anagramme de taper et de pater, en hommage au premier geste qui donna naissance à cette exploitation.

Mon intérêt pour sa soie amène von Frisch à me retourner quelques questions sur ma raison sociale et la manière de réaménager l'atelier. Assurément, j'entends respecter la mémoire d'une activité aussi insolite et en conserver pour modèle l’esprit et une partie de la lettre. La complicité s'installe. Mon souci du respect de la mémoire de Paret Boilabeille prolonge ma visite ce jour-là. Nous convenons qu'en effaçant seulement quelques lettres de PARET BOILABEILLE sur la façade, on pourra obtenir AR, OIL, ILLE à intervalle régulier et donc : Le mot ART sans T pour évoquer l'aspect para-médical de mon activité de mouleur (il a fallu préciser dans quelles conditions j'étais devenu un spécialiste du micro-moulage de dents humaines arrachées aux quatre coins du monde) ; Le mot OEIL sans E (sans eux) pour le rôle de témoin que jouent les moulages envoyés à différents chercheurs pour leurs enquêtes anthropologiques, statistiques, sociologiques ; ILLE qui correspond à OSEILLE sans OSE, référence au bon rendement financier de mon activité qui, au demeurant, requiert quelque audace créative sous réserve de la contenir avec une rigueur plus scientifique. Ce projet d'intervention oulipienne sur l'enseigne en façade semble soulager Karl von Frisch d'un fragment de son amertume de n'avoir pu supplanter les lobbies lyonnais de la soie avec son fil meilleur. Les von Frisch sont dans la soie d'araignée depuis l'invention du dispositif, présenté à l’académie des sciences et attesté par deux gants et des bas. Karl extrait d'un coffret les deux paires conçues par son célèbre pater, que j'ose lentement lui prendre des mains pour ne pas multiplier sa tristesse ; geste en forme de condoléances qui me laisse l’impression d'un contact répugnant comme celui d'une araignée et d'autant plus doux.

Pour soulager ma gêne et ce sentiment ambivalent, je me répand dans un flot d'explications concernant mon activité (von Frisch m'écoute à concurrence de sa politesse) : les enjeux du moulage des veilles dents sont avant tout scientifiques. Les merveilles chromatiques et l'expressivité de l’email corrodé et des racines déformées demandent à être traités avec beaucoup de rigueur pour la reproduction. La prise d'empreinte doit s'effectuer sur une dent chauffée à 39°, température d'un corps humain en souffrance qui correspond généralement au degré atteint lors de l'arrachage. Dans la matière du moule on introduit une charge métallique qui le rend conducteur, ce qui permet pour la première série de dents reconstituées, de déposer de l'or ou de l'argent par électrolyse directement dans le moule avec une précision micrométrique. Je réalise ainsi onze tirages numérotes en métal fin qui permettront aux experts d'examiner les surfaces et les déformations ; dans un moule agrandi de 22%, on doit ensuite couler une série équivalente en porcelaine pour laquelle vaudront les qualités chromatiques, réintégrées sur chaque pièce grâce à différents bains étalonnés à base de café, de décoction de tabac ou de végétaux, bains qui n'excluent pas quelque minutieuse retouche à l’aquarelle ; la polychromie fournit de nombreuses informations aux experts. De chaque dent originale il est fait une série de radiographies et un bilan chimique de l’email et des divers dépôts. Ainsi sont envoyés à chaque laboratoire et jusqu'au bout du monde, quatre éléments descriptifs pour chaque échantillon humain : un moulage en métal fin, un moulage polychrome en porcelaine, une radiographie et un bilan chiffré. Mon travail s'arrête à ce stade ; je connais peu les méthodologies scientifiques qu'il engendre ; les principales études ont des retombées sociologiques. Une dent humaine (il est plus rare d'avoir, de manière certaine plusieurs dents de la même mâchoire) permet de classer son propriétaire, fut-il contemporain de Néron ou de Danton, dans une grille des comportements sociaux. Et les équipes pluridisciplinaires composées d'historiens, de morphopsychologues, de cuisiniers, dentistes, critiques littéraires sont infaillibles. Leurs erreurs d'interprétation sont minimes et génèrent de précieuses statistiques. Un laboratoire américain que j'alimente a imaginé un quadrant autour de deux axes orthogonaux qui permettent de graduer les caractères dominants de tel individu situé dans telle case. Leur proposition est séduisante et les quatre types sociaux ont pour nom de code : 1- individus promouvants en haut à gauche, 2- individus contrôlants en bas à gauche, 3- individus facilitants en haut à droite, 4- individus analysants en bas à droite. Pour ce que je sais, les deux premiers types sociaux sont ceux qui dans une situation donnée ont tendance à prendre le pouvoir ; cela s'identifie grâce à une déformation des racines dentaires, parfois infime mais spécifique. Par ailleurs les caractères situés au dessus de l’axe horizontal, dits promouvants et facilitants, seraient tournés vers les valeurs de l’individu, là ou les deux autres types sociaux le seraient schématiquement vers la tâche à accomplir ; l'étude de la polychromie de l’émail dentaire d'un individu facilitant par exemple, confirme un penchant pour la nourriture riche, cigares et autres agents colorants, générant des corrosions spécifiques quelle que soit la civilisation.

Karl von Frisch m'a regardé avec curiosité. Son attention se relâche. II m'offre une cigarette que j'accepte par courtoisie. II me parle des milieux de la couture de luxe qu'il côtoyait par nécessité. Souvenirs qu'il abandonne lorsque sa tristesse reflue. Notre propos s'allège dans une banalité et j'apprends qu'il construit sa maison à Ars par admiration pour Jean-Marie Vianney qui en fut le saint curé à la fin du siècle dernier. II met une demi-heure le matin pour venir travailler et rejoint chaque soir ce haut lieu de pèlerinage. Comme je lui demande si on avait conservé une dent parmi les précieuses reliques du saint il me recommande chaleureusement de m'adresser aux carmélites d'Ars qui en sont les fidèles gardiennes (excès de zèle de ma part ou déformation professionnelle, je n'ai qu'a mouler les spécimens qui me sont fournis). Je comprends que cette recommandation de Karl n'est pas innocente lorsqu'il ajoute en me serrant la main que les carmélites cherchent un mouleur à qui confier un travail de confiance...

Vers la mi-décembre, je m'installe dans cet atelier partiellement rebaptisé Ar oil ille. Mon premier travail ne concerne ni le minuscule, ni la science dentesque. Karl qui n'a laissé dans ce lieu que les crochets au plafond noir, vient me rendre régulièrement visite pour assister au moulage de la statue de marbre du curé d'Ars réalisée par Cabuchet en 1874. Un lien de curiosité s'établit entre nous, non plus par la soie mais par sa foi qui trouve écho dans mon pittoresque intérêt pour le curé d'Ars. La copie qui m'a été commandée par les carmélites et par son entremise, doit être envoyée au Pérou dans une communauté religieuse qui manque cruellement d'objets de culte. II est question que le pape bénisse cette réplique en marbre de synthèse, ce qui me semble être une manière amusante de redonner à la forme copiée une authenticité non plus directement artistique mais cultuelle. Les deux systèmes de valeurs savent parfois s'embrouiller. En outre les carmélites m'ont confié quelques reliques du saint à incruster sur le socle, symétriquement dans 2 bulles vitrées. « II est stupéfiant d'observer l'efficacité avec laquelle l’aura du curé et celle de l'oeuvre de Cabuchet nous sautent aux yeux, avec la combinaison du moulage et des reliques ». C'est Karl qui me le fit remarquer. Malgré tout, les dernières finitions sur le moulage m'ont posé de sérieux problèmes. J'ai du travailler deux nuits durant à refaire un nouvel exemplaire de la sculpture dans le moule, trahi par une matière expérimentale au séchage capricieux, un dérivé de plâtre dentaire offrant une texture proche du marbre de Cabuchet mais qui s'est rétracté et fissuré au séchage ; je ne voulais pas que Karl soit témoin de l'accident. C'était très impressionnant de voir le menton du curé, si ressemblant à celui d'Antonin Artaud, se décrocher et tomber. J'ai craint qu'il soit un signe de reproche adressé depuis l'au-delà par Jean-Marie Vianney, et cela aurait été insupportable pour un habitant d'Ars : le curé canonisé de son vivant a toujours violemment refusé d'être photographié ou portraituré. Cabuchet, pour réaliser sa sculpture avait du modeler un minuscule portrait en terre, en cachette dans son chapeau, au premier rang pendant les messes. Pris sur le fait en plein office, il fut contraint d'attendre le jour douloureux des funérailles du saint pour récupérer la maquette confisquée et commencer à tailler le marbre... Les fulgurantes voies du ciel ne tolèrent pas qu'on leur sacrifie la lente maturation des objets de culte ou la temporalité capricieuse du processus artistique.

J'attends la bénédiction papale qui aura lieu dans 2 mois. Je me suis replongé dans les micro-moulages après la livraison au carmel de la réplique du marbre de Cabuchet. Dans mon nouvel atelier, je me prends parfois à regretter de n'avoir pu préserver l'immense toile d'araignée au plafond. Son scintillement de ciel profane m'aurait renvoyé une lumière frémissante au courant d'air et parfois quelques reproches implicites en cas d'erreur technique trop grossière.

JFG, 1991.
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