J'aurais pu être taxidermiste. L'apprentissage n'aurait pas été facile, ni l'odeur...
À Naples je rencontre un artiste taciturne qui m'initie à quelques règles de bon sens, légèrement scientifiques, à garder secrètes évidemment. Puis il quitte la ville et je végète dans mon atelier jusqu'à une commande décisive qui émane du San Carlo, l'opéra, pour une mise en scène de "l'Africaine" de Giacomo Meyerber : une série d'oiseaux exotiques doivent être présentés au grand inquisiteur ( Aldo Protti, basse) pour prouver la bonne foi de Vasco de Gama (Nicola Nikolov, ténor) ; en fait j'ai la charge de concevoir des hybrides extravagants à partir d'oiseaux italiens, pigeons, merles et corbeaux ... ces spécimens de scène doivent rester par la suite au musée du San Carlo, cachés sous une probable poussière.
En quelques mois après ce spectacle, les collectionneurs d'animaux naturalisés de la ville établissent "l'Africaine" comme leur légende moderne de l'amour indécis (Vasco peu héroïque, penchant tantôt pour Inès, fille du puissant Don Diego, tantôt pour Selika, esclave généreuse et reine sur son continent). Je ne sais pas lequel de ces chasseurs lance la mode de prolonger l'idée scénographique des faux oiseaux exotiques. Ils s'emploient à fortifier le mythe en constituant des collections spécifiques. Dans cette ville l'imagination est si forte que je n'ai rien à inventer ; je suis l'instrument d'une passion collective ultra-lyrique. Certains chasseurs bibliophiles vont chercher dans des traités contemporains de Meyerber des indications sur les exotismes du XIXeme siècle, d'autres plus intuitifs déclinent les espèces issues des peintures de Jérôme Bosch qu'abrite le musée de Capodimonte... Tous, même ceux qui aiment chasser loin, s'offrent des chimères dont ils s'inventent la provenance, généralement "un don de la reine Selika". Le collectionneur est souvent guidé par une envie de jouer, mais là ça tourne au jeu de société! Je ne m'en plaints pas, je suis mis dans le secret de chaque petite variante du Récit ; j'ai en outre une certaine liberté d'adaptation des cornes, peaux, écailles et plumes. Hors Naples, ce travail serait considéré comme une folie ordinaire d'artiste. Mais sous cette latitude marquée par l'opéra, je deviens une sorte de tailleur animalier pour baroudeurs mélomanes. Cette fièvre dure trois ans, puis Meyerber est progressivement renié, et surtout Scribe, son librettiste de "L'Africaine". Un concurrent décorateur s'approprie le marché en proposant une évolution en latex à la manière des marionnettes de télévision, caricaturant les hommes politiques romains, parfois même napolitains ou américains, à partir du moindre sanglier. Je quitte Naples.
Fin du scénario, retour sur le versant de la frontière où j'ai grandi : dans la vallée de l'Ubaye, au sud des Alpes, je suis cadranier. Bizarrement c'est une activité qui a eu son heure de gloire un siècle avant la taxidermie. Les deux activités voisinent avec la science, survivent actuellement au titre de la tradition et cultivent leur complicité avec l'art... disons que les bons taxidermistes et certains cadraniers se méfient énormément de l'artisanat.
Si je suis joyeux avec le criquet géant tel qu'exposé à la "Ferme aux Crocodiles", c'est parce qu'il réveille des hypothèses napolitaines. Avec pour modèle un spécimen de l'espèce de criquet "tropidacrix dux", je l'ai réalisé aussi fidèlement que possible, autour d'un véritable corps d'alligator, greffé pour l'occasion avec des attributs artificiels d'insecte : ne parlons pas de l'odeur. J'avais pu installer cette chimère de telle façon que son ombre et les petits mouvements d'ailes dans le courant d'air lui donnaient une place active dans ce zoo improbable. Les jeunes crocodiles souvent plus immobiles qu'elle, la regardaient avec une insistance qui passait facilement pour de l'admiration. Sortis des eaux chaudes de la centrale nucléaire de Pierrelate, les sauriens semblaient être comme les figurants d'un opéra réadapté : ils attendaient Vasco de Gama réincarné (sûrement lui) descendant d'un car climatisé avec son groupe de séniors.
On l'entendit chanter au loin son amour pour Selika lorsqu'elle lui a vendu un ticket à 10 € à la caisse de la serre tropicale.
(J.F.G, Saint-Etienne, 1997)