"Un cadran solaire marquant midi moins quelques minutes". Raymond Roussel passa ainsi commande d’une des gravures qui devaient illustrer son édition des Nouvelles impressions d’Afrique en 1932. Un détective privé, armé des diverses phrases fut chargé de trouver le graveur. Les 59 images obtenues, disposées au cœur du texte en vers de Roussel, rajoutaient un niveau visuel à la mécanique sophistiquée de son écriture.
Dans les traités de gnomonique, l’aiguille d’un cadran est appelée "style”. C’est même l’une des étymologies du mot et elle n’avait sûrement pas échappé à Roussel. Cela m'interroge lorsque je restaure des cadrans anciens, ou lorsque j’en compose de nouveau. Généralement, il s’agit de commandes et les cadrans sont réalisés sur des maisons particulières ou sur des batiments publics. La maxime émane généralement d’un poète (Bernard de Ventadour, Napoléon, Apollinaire, John Cage, etc.)

Ainsi il se trouve que le cadranier a une idée précise de ce qu’est un style. Et pour en avoir piqué dans diverses façades, il connaît la difficulté de les positionner parallèlement à l’axe du monde. Sans cette position exacte, le cadran classique, à style polaire, est faux .

L’antique poinçon nommé ”style” permettant d’écrire sur les plaquettes de cire, comme celui qui projette l'ombre au cadran, ont gagné au fil des siècles un sens plus abstrait qualifiant l’expression et les choix formels d’un auteur ; ce glissement est admis.
Souligner la polysémie du ”style” stimule alors un doute fécond autour des singularités artistiques, pointant les excès de la valorisation de la notion d'originalité
: comment a-t-on pu prêter une valeur discriminante aux styles artistiques, alors que les styles-à-ombre qui enracinent le mot lui-même sont le plus souvent parallèles entre eux et à l’axe qui relie les pôles ? Le parallélisme, dans ces conditions ne les condamne-t-ils pas tous à une absolue normalité. Pour rétablir une distinction entre des styles de cadrans, il faut au minimum convoquer l'échelle du système solaire : les diverses planètes ayant leur propre inclinaison par rapport à l’éclyptique, cela conditionne celles des styles de cadrans... Inutile de s’aventurer plus loin vers l’espace courbe, pour décrire des singularités artistiques le mot "style" ne convient pas.

À ce stade de la réflexion, j'ai choisi une image de Vénus, peinte par Lucas Cranach. J'ai mis en volume cette figure troublante pour en faire un archétype crédible de corps céleste.
Puis j'ai tracé, en guise de méridiens, les ombres portées d’un fil théoriquement parallèle à l’axe des pôles de Vénus : 177°9 par rapport à la verticale, ce qui revient à imaginer les pôles nord et sud inversés ; ceci donne l’impression que Vénus tourne sur elle-même dans le sens inverse des autres planètes.
J'ai alors tracé 12 des 24 méridiens ondulants de la Vénus-cadran et inscrit les durées en Valeurs de Temps Terrestres (VTT) : 243 HT, 486 HT, 972 HT, etc. Je dois préciser que la lenteur de la rotation de Vénus-planète sur elle-même est telle qu’une heure vénusienne (HV = 15° de la rotation de Vénus) dure 243 HT. Autrement dit, sur Vénus une année est plus courte qu’une journée.

À partir de ces notions élémentaires de physique, la figure peinte de Cranach étant devenue à la fois une sculpture sur Terre et un cadran sur Vénus, les échelles de temps sont suffisamment relativisées pour assouplir nos repères d'Histoire de l'Art.
Personnellement, en observant ce rythme des jours 243 fois plus lent, je m'explique mieux pourquoi la reconnaissance du travail artistique est parfois si lente. Donatello lui-même devrait attendre encore l'équivalent de 5375 ans avant d’être célébré dans le temps quotidien de Venus !

Fontaine 1 / 1993,
Pomb battu sur stratifié polyester,
hauteur 130 cm.
Collection particulière, Bruxelles.

Cadran sur Vénus, 1e version.
1996, Polyester, hauteur 130 cm + socle
Collection Pavillon des Sciences, Montbéliard

Cadran sur Vénus, 2d version
2008, Polyester
h : 260 cm
Fontaine 2 / 1996, Plomb.
hauteur 130 cm + bassin
Collection particulière, Nice.

Pomb battu sur stratifié polyester
Dans cette fontaine - cadran solaire, Vénus est le style.

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Cadran sur Vénus, 3e version, 2016. Hauteur 2,34 m. Epoxy et vernis PU.
Collection particulère, Toulouse.
Le cadran sur Vénus a finalement trouvé sa meilleure place à Toulouse. Lucas Cranach y a croisé Toulouse-Lautrec :
Sur le grand mur attenant, j’ai tracé deux cadrans solaires, l’un indiquant les heures italiques (comptées depuis le coucher de soleil de la veille), l’autre indiquant les heures babyloniques (comptées depuis le lever de soleil). L’heure se lit à l’ombre du bout des doigts (les majeurs) des gants noir d’Yvette Guilbert, poétesse, muse et amie de Toulouse-Lautrec. Les deux gants sont mis en volume d’après un grand dessin conservé au Musée d’Albi (1894), ci-contre.