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"Àl'étable" 1984, huile sur panneau, 3 pieds, 277 X 212 X 48 cm
Collection Musée d'Art Contemporain de Lyon
Rêve orangé

Un mage oriental se fait introduire dans la salle d’exposition et traverse la foule. Chacun lui prête une considérable attention. Il communique en appartée avec l'interprète ; l'honorable visiteur, après traduction, s'avère avoir donné un ordre précis que l'assemblée excitée prend au pied de la lettre : "le chinois propose de nous montrer ses serpents". Pour être au premier rang, j’ai cru qu’il fallait se presser. La foule était lourde comme dans un rêve. L’assemblée finit par s’organiser en cercle, enveloppant une table.
Sortis de leur caisse par une main calme, les bestiaux n'ont du serpent qu'une sorte de peau brillante, phoques visqueux à tête de loutre dont le corps fuselé se termine dans un désordre organique vers la queue. Leurs mouvements de surprise à la lumière sont ceux d'un nourrisson repu ensommeillé. Un des spectateurs soupire, préparant déjà sa question pour la fin. Le sage fait dire que les serpents vont travailler. Mais j’enrage parce que le silence ne s'installe pas suffisamment.
Un artiste espagnol de passage s'avance (je le connais, il habite Vienne), contrôle la rumeur et prend la place du mage en le regardant avec une tranquilité provocante. Reproduisant le geste adéquat, il impose son bras sur les serpents après avoir saisi une épaisse lentille qui était posée à côté d'eux. Je suis étonné de son assurance. La lumière des plafonniers se concentre sous la loupe et un faisceau très vif tremble sur le bulbe d'un serpent. S'ensuit l'apparition fulgurante d'un objet délicieusement décoratif, accroché au mur (rumeur d'admiration de l'assemblée circulaire en torsion vers l'œuvre spontanée).
Creusant mon souvenir je ne saurais dire s’il s’agit d’Art ou de Design. Un petit craquement a souligné l'éclosion. Le serpent gras médium de ce miracle n'a pas remué plus que ses deux congénères alignés. Le hasard du faisceau l'a choisi en premier ; il cache dans son œil humide une fierté de chimiste. D'autres claquements d'éclosions, sur d'autres murs, me font prendre conscience de l’enrichissement rapide de ce patrimoine d'un nouveau type, produit du hasard et de l'animalité.
Puis la plus grande partie du public s’éloigne, probablement les moins curieux des enjeux de la création ; certains, pour approcher les serpents et croiser leur regard, questionnent le pétillant espagnol. Parmi eux, je suis heureux de la considération qu’il porte à mes questions confuses, alors qu’il est désormais investi, et fièrement, de la responsabilité que le mage lui a déléguée à contrecœur. Désormais il devra prendre en charge et montrer les serpents. Pourvu qu’on reste amis.

J.F.G. (Gènes –1985)