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UNE LUMIERE GRECQUE

Il y a assez longtemps, à la recherche d’un métier, j’ai été apprenti cadranier. Entre divers cours théoriques, nous réalisions des cadrans solaires en carton, des nocturlabes en vieux bois, des méridiennes... Omar était mon meilleur complice. Il était habile, spontanément logique. Le tracé des cadrans, on dit qu’il y faut quelque rigueur... Omar était un bricoleur intuitif et clairvoyant. La clairvoyance aurait presque suffit pour la suite.
Je me souviens qu’il faisait de plus en plus sombre dans l’escalier. Notre recherche commune traversait une étrange nuit. Nous avions fait une hypothèse ambitieuse en pensant que la maxime idéale pour un cadran solaire avait dû être composée dans une prison, grecque évidemment, ayant retenu des philosophes. Avec cette maxime nous comptions approcher l’axe du monde et le faire valoir comme celui de l’Origine. Et nous étions, Omar et moi, suffisamment simples pour nous suffire de ce genre d’indice ... nous retrouvant trois jours plus tard à Syracuse, dans les anciennes latomies. Je me souviens donc, que l’entrée de l’escalier était dérobée au regard des visiteurs. Nous avions peiné pour la dénicher, derrière un bosquet de lauriers qui sentait le WC de campagne. J’avais eu l’impression de sortir du cadre touristique pour entrer en biais dans un pli de la falaise, de m’y glisser comme on se glisserait dans les ”Ambassadeurs” d’Holbein en passant par le crâne anamorphique...

Dans ces latomies une légende disait qu’il y avait d’étranges correspondances d’espaces, avec des conduits tortueux comme une oreille interne, que l’empereur Denys 2 aurait utilisés pour espionner les paroles de ses prisonniers. Mais nous étions engagés dans un escalier sans ouverture, apparemment postérieur à cette période, non répertorié sur les guides, mais dont l’entrée était évoquée dans notre livre de gnomonique classique. Les fuyantes de la voûte qui accompagnaient notre regard dans la descente, se fondaient dans l’obscurité souterraine. Avec Omar nous espérions découvrir une énigme conforme aux allusions de notre professeur d’histoire des civilisations et de géométrie. Le voyage s’était ainsi décidé comme un défi, sensé éclairer la torpeur des cours, sous une lumière grecque.

D’instinct j’avais compté les marches en descendant. Vers - 23 un bosselage rythmait les parois latérales, devenant de plus en plus grossier en progressant jusqu’à - 45. Vers - 67 s’amorçait une sorte de courbe, avec une réduction progressive de la hauteur des marches. Il n’y avait plus rien à compter après la 89e marche et nous avons tourné à 90° vers la droite ; dans l’obscurité creusée par nos lampes frontales, cette courbure de l’espace offrait une sensation cinématique.
”Tu vois les omoplates aux angles du portique ?” avait dit Omar. Nous venions de franchir le seuil d’une vaste salle mais je n’avais pas répondu : en éclairant les os qui ornaient le linteaux en position de corbeaux, j’avais buté du pieds sur un bloc : brusque retour au sol, encombré de volumes émergeant aléatoirement. Plafond et murs étaient striés de coups d’outils. On pouvait deviner que des hommes avaient aménagé leur propre prison dans cette roche en évidant le sol comme des fondations de palais. Toutefois un balayage de lumière désignait ces volumes taillés rapidement avec une sophistication géométrique : polygones réguliers ou non, hexa, octo, décaèdres, cubes et cylindres évidés... la hauteur de la salle était considérable et les polyèdres eux n’excédaient pas trois pieds. L’odeur ambiante était un mélange de champignons et d’acides.” Crois-tu que ce sont des antiques?“ avait demandé Omar en éclairant les lignes d’un cadran sur les faces d’un polyèdre. Dans cette nuit inquiétante je n’imaginais pas que ces formes lithiques puissent être autrement qu’antiques : parallélépipèdes creusés à l’allure d’hémisphérium, scaphes aux arêtes tranchantes, hémicyclums multiples taillés autour d’un même polyèdre... J’ai proposé à Omar de décalquer leurs tracés et de relever les côtes, systématiquement. Il s’était déjà éloigné vers une demi-sphère dont le tracé en hélice était curieux: ” tu as vu dans ce scaphe, on dirait des heures italiques inversées ! ça mesure quoi ?”. La question m’avait semblé absurde puisque nous étions dans le noir, observant des lignes gravés dans des blocs solidaires du sol... le paradoxe tenait à l’apparence correcte de la plupart des instruments qui semblaient, au premier coup d’œil, calculés, tracés et prisonniers de la carrière. Difficile de croire qu’ils étaient réalisés avant extraction. Encore plus inimaginable de les comprendre dans un lieu sans lumière. Omar m’avait alors proposé d’éteindre ma lampe pour réfléchir : longues minutes d’accoutumance à n’écouter que nos souffles symétriques pour discerner un fil de lumière tombant du plafond ; puis quelques heures, rallongées par l’obscurité, échangeant nos réflexions à voix basse, jusqu’à ce que la faim eût raison de notre curiosité. Presque convaincus après un casse-croûte, que ce filet de lumière avait du générer un désir de vérité imposant la construction d’instruments, nous avions poursuivi précisément l’observation, avec nos lampes. Tous les blocs semblaient orientés dans des directions parallèles, et leurs faces tournées vers d’autres points cardinaux offraient des tracés complémentaires. Certains marquaient des azimuts mystérieux qui croisaient les lignes horaires. Nous ne savions pas lire le grec. Il avait fallu décalquer aussi les lettres. Et j’avais décalqué en priorité les tracés horaires les plus indéchiffrables ; tracés d’heures comptées depuis le coucher du soleil, que l’on aurait dit prévues pour qu’il ne se relève plus, tant elles s’étiraient exponentiellement vers le bas.

Un malaise s’était installé lorsqu’en avançant vers le fond de la salle déformée par l’obscurité insondable, nous avions découvert les premiers styles taillés en os qui, en plus, intégraient des fragments improbables de squelettes, genre coccyx. Leurs ombres étaient très fantomatiques sous nos faisceaux agités. Mais progressivement des humérus soigneusement alignés au sol entre les blocs gradués, étaient entrés dans la composition générale. Je traçais la répartition des éléments en plan, et on observa que l’ensemble dessinait un alpha. Deux centres étaient soulignés par des troncs de colonnes qui auraient bien pu être des nocturlabes, et selon une progression concentriques, les blocs qui s’en éloignaient devenaient des polyèdres de plus en plus complexes. L’impression initiale de chaos diminuait donc, ce qui nous avait permis (encore une intuition d’Omar) de découvrir l’emplacement de la maxime, gravée au bas d’un mur, présumé Nord, à hauteur de plinthe. Je l’ai faite traduire récemment : ”je suis en mesure de vous offrir le songe que vous attendez, dit l’ombre”. J’avais relevé les derniers caractères à la hâte et le traducteur hésitant m’a dit qu’à peu de choses près, ”ombre” pourrait être ”nuit”. Quoi qu’il en soit, avec Omar nous avions prolongé l’investigation pendant plusieurs jours, bien au delà de l’épuisement de nos lampes et de nos vivres. Avec les soupçons de lumière nous avions compris que l’ensemble des cadrans progressait comme une onde, du géométrique vers l’anatomique : squelettes démontés logiquement et re-disposés par catégories d’os. J’avais dû dormir par intermittence, avant de réaliser que la géométrie d’un corps était démultipliée et superposée au plan de l’alpha général des cadrans : zone des crânes, à l’entrée, bassins au centre ; ça et là un élément surprenant était posé, os collés formant un mammifère schématique, crâne enveloppé dans une toile d’araignée noircie, crâne porte-outils avec des burins rouillés dans les orbites. Ces éléments comme des songes d’œuvres, avaient une symbolique résistante mais imaginable. Les émanations scientifiques restaient théoriques à cette profondeur. La fonction vive de ces cadrans coincés dans leur échelle de temps géologique était potentiellement animée par les ossements retravaillés. J’étais devenu plus audacieux au toucher décryptant à tâtons ces objets à ombres fictives. Mais je n’ai pas pu savoir si, ne serait-ce qu’un instant dans l’année, ce rayon permit aux cadrans de donner une heure quelconque. Certainement, aux étages d’Hadès, un prisonnier pouvait concevoir l’entreprise pessimiste de représenter la désuétude absolue de toute mesure du temps. Dans mon souvenir, c’était en tout cas l’un des derniers raisonnement tenu par Omar à haute voix. Mon inquiétude grandissant encore, j’avais établi que les fémurs et mâchoires posés au sol indiquaient les coordonnées de la prison expérimentale, avec plusieurs Nord et plusieurs Sud, non symétriques : signalétique logiquement établie par l’ultime savant survivant tenu d’organiser les dépouilles de ses compagnons d’infortune. En caressant la poussière, plus tard dans le recoin d’un Sud, j’avais deviné la présence d’un squelette complet allongé et vaguement vêtu... le dernier ordonnateur n’était donc pas sorti, lui non plus, de cette horloge fossile. Avec Omar, nous avions été simplement de nouveaux acteurs invités dans une lignée figée de cadraniers. Et je me souviens de l’instant où j’ai refusé fermement pour moi-même d’être le nouvel avant-dernier de cette destinée inerte : “j’ai peu de principes, mais tout de même…“. La nuit des latomies m’avait envahi, liquidant ma perception des formes, puis ma logique. Mon refus déterminé m’avait lui-même surpris. J’avais douté d’avoir entendu Omar marmonner dans un recoin. Pour retrouver la direction du portique, puis les marches de mon souvenir, puis la montée du véritable escalier, j’avais cru puiser à une mémoire musculaire engourdie, exténuante, que des facteurs bienveillants avaient rendue laborieusement active. À l’approche de la lumière extérieure, il m’était resté une culpabilité effrayante et un instant j’avais songé redescendre. Puis, probablement par lâcheté, j’avais édifié en un éclair le raisonnement du rêveur embarrassé, postulant que Syracuse s’était substituée à Roma, et Omar à Amor : une erreur de latitude comme j’en fais parfois.
L’éveil, qui est une étrange porte du temps, m’avait sorti du métier que je croyais possible.

JFG, avril 2000, texte pour le catalogue ‘Dilombre’, 1% Vaulx-en-Velin (69).